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Clair de Plume 34 association vicoise des Ecrivains colporteurs

EDITION ASSOCIATIVE. nos écrivains, leurs passions et nos actions : expositions, ateliers d'écriture, rencontres littéraires, patrimoine, histoire, écologie

troisième prix du concours de nouvelles "Nomadisme" Régine Seidel

Publié le 5 Novembre 2017 par CLAIR DE PLUME

La Syrienne de Montpellier

 

 

La Syrienne de Montpellier

            Midi déjà ! Deux livres seulement ont quitté l’étole chatoyante. Les touristes sont arrivés. C’est la transhumance pascale. On lui a beaucoup souri mais peu se sont penchés. Il fait bon en ce début d’avril. Les trois Grâces de la place de la Comédie semblent même vraiment frémir sous la caresse d’un soleil un tantinet coquin. Le matin, c’est fou le nombre d’effluves différents qui se croisent, se suivent, se chevauchent. Eaux de toilette, parfums féminins, masculins, c’est joyeux ! Les premiers jasmins s’en donnent à cœur joie.

Quelques vers d’Apollinaire s’imposent soudain et mentalement elle se les déguste. Elle se voudrait être gaie, elle se voudrait être cette jeune femme qui court presque vers on ne sait quel rendez-vous en chantonnant. Celle-ci ne l’a pas vue, ne l’a même pas regardée. Elle a pourtant un peu bousculé un roman d’Agatha Christie, ce qui a rompu le bel étal qu’elle organise par genre. Oh, c’est vite fait mais c’est en elle, sorte d’atavisme. De l’ordre. Sa mère lui disait souvent quand elle rentrait de l’école, les ongles sales et de l’encre jusque sur les joues « la propreté est le luxe du pauvre.  Veille toujours à être propre même dans le plus grand dénuement !» « La propreté n’a pas de prix » ajoutait-elle ! Que si, la propreté a un prix ! Elle ne le sait que trop maintenant. Tiens, un enfant s’arrête, une main veut le tirer, il résiste. Il est beau, le teint bis, des beaux cheveux noirs tout bouclés. Il sent bon. Ses baskets sont immaculées, un lacet rouge sur l’une, un lacet bleu sur l’autre. Trop mignons ces petits pieds qui trépignent. Il veut ce petit livre, là, juste là, clame-t-il à sa mère. Cette dernière regarde enfin, se penche vers l’endroit désigné par un tout petit index péremptoire. L’objet désigné est un album pour enfants à la couverture brillant sous un rai de lumière céleste bien opportun. Un chat à la bouille sympathique semble y sourire.

− Tu me le prends, maman. Je le veux.

− Mais voyons, on est dans la rue ! Tu penses à tous les doigts qui l’ont déjà touché. Et les vilains petits microbes qu’on ne voit pas tu y penses !

− Mais Maman, tu sais le frotter pour retirer ce qu’on ne voit pas et puis on se lave les mains, non ? Et puis tu es docteur, alors ! Tu me le prends !

Il sait ce qu’il fait ce petit être certainement très choyé. Au ton de l’enfant, il est facile de comprendre qu’il l’aura son chat sur papier glacé.

En effet. Enfin le regard bleu bien maquillé se pose alors sur la forme immobile assise en tailleur. C’est comme un jet de fraîcheur qui rencontre soudain, sans prévenir, et fouille les prunelles brunes levées vers ces deux êtres de passage. Deux femmes qui se mesurent, deux femmes si différentes et pourtant si semblables. La femme assise, comme mue par une force électrique, s’est levée. Pas de pièces dans le petit panier, non. Un billet de la main à la main, yeux dans les yeux. Pas de paroles. Pas de gestes superflus. L’enfant saisit l’objet convoité.

− Merci Maman ! Et se tournant vers la dame brune qui, à ce moment, semble lui sourire.

− Merci Madame.

− Excusez-moi, merci. Je suis pressée ! dit la blonde dame. Son ton est neutre, sans chaleur.

C’est fini. La grande silhouette s’éloigne, droite et belle en son tailleur soigné, suivie du petit gnome trottinant allègrement. Et les images affluent.

Il est parfois de ces moments qui vous redonnent conscience de votre humanité. Mais ce sursaut ne dure guère. La réalité, âpre, violente revient de plus belle. Outrageante. Et pourtant il y en a eu de ces instants de grâce, hors du temps depuis ces deux années d’errance, depuis la longue marche le long des rails interdits dans les nuits froides. Mais à l’époque, ils étaient nombreux, ils étaient encore tous soudés enfin, elles, les femmes, elles le croyaient. À la vie, à la mort ! Et puis qu’est-ce qui a pu se passer ? Ce fut vite le chacun pour soi. Les vols de papiers. Les nuits tendues. Les réveils douloureux. Le voyage salvateur est vite devenu chemin d’enfer. Un cauchemar, la survie. L’errance pour survivre. Vivre sans plus savoir pourquoi. Un seul but, un rêve. Exister pour de vrai ! Manger pour tenir, pour espérer.

Ce , elle dormira dans des draps, elle pourra s’offrir l’hôtel. La douche tranquille. Pas besoin de se presser. Elle regardera la TV. Qu’importe le programme ! Une nuit de star ! Un matin de farniente. Ne pas penser plus loin que l’instant. Les doigts de sa main gauche farfouillent la profonde poche de son sarouel, caressent le petit tube qu’elle a trouvé, par hasard, aux toilettes du Triangle hier soir. C’est un rouge à lèvres rose-orangé. Elle aime. Elle a de la chance ! Demain, elle sera belle. Elle dansera, c’est sûr. Il y aura de la salsa au bistrot de la place de la Carouge où elle aime se réfugier quand il fait trop froid. Il y a des cafés gratuits. Des clients sympathiques qui n’en boivent qu’un et qui en payent deux. Donner mais fermer les yeux. Anonymat !

Là-bas en Syrie, ses ancêtres marchaient menant les troupeaux d’oasis en oasis. Vie rude dans l’odeur du suint, de la sueur. Elle, on l’a posée dans une ville et elle a grandi entre un père ouvrier dans la grande usine et une mère couturière. Une autre vie ! Mais, plaisir de courir derrière les chèvres, aux vacances, avec les grands parents. Nuit mystérieuse sous la tente, le thé fumant entre les genoux souvent bien sales et égratignés ! Pas de réprimandes. Liberté ! Tolérance infinie. Le retour en ville était toujours un peu difficile. Que cela paraît loin pourtant ! Le temps passe si vite ! Elle est partie quand la maison des parents s’est embrasée. Ils sont restés pour travailler. Elle, on lui a bourré les poches de billets et on lui a dit, pars ! Ta chance c’est vers l’ouest, c’est l’Europe ! Et ses jambes ont marché. Pas après pas comme les anciens. Atavisme opportun. Mais jamais d’arrivée, jamais de repos. Pas le temps de regarder le ciel superbe des nuits silencieuses. Et la voilà à Montpellier, ville inconnue, il y a trois mois. Hasard d’un tirage au sort. Ne sait même plus vraiment qui elle est. Il lui faut mentir souvent.

Pourquoi ce billet qui la fait divaguer ? Il est toujours là dans sa main droite. Un faux ? Non, impossible ! Il a dit « docteur » le gamin. Elle connaît bien le français. Docteur, c’est un grade des facultés, elle le sait bien. Elle aussi, elle l’est mais qui le sait ? Qui voudrait le savoir ? Au début, elle l’a signalé mais n’importe qui peut dire n’importe quoi ! On lui a dit.

L’après-midi a passé. Il y a eu des sourires, des pièces. On lui a même apporté d’autres livres. Ce n’est pas du commerce, c’est une pièce pour quelque chose. N’est pas une mendiante !

− Bonsoir, vous êtes toujours là ?

Elle lève les yeux du dernier livre qui lui est arrivé. Un touriste en partance s’en débarrassait. C’est évidemment un Musso ! Elle se dit qu’il partira vite ! Plus que ce Voyage au bout de la nuit qu’elle traîne depuis trois semaines !

− Tiens vous avez encore ce Céline, vous savez qu’il était médecin et qu’il soignait les pauvres de son quartier en oubliant toujours de se faire payer ? dit la même voix.

Bizarre comme une transmission de pensée. Et maintenant debout elle fait face à cette dame aux cinquante euros. Reconnaissance embarrassée.

− Excusez-moi, je ne vous ai pas remerciée ce matin mais j’étais tellement surprise, tellement…

− Tellement humiliée, continue la jeune dame qui semble, elle aussi comme gênée. J’ai cru bien faire et puis j’ai eu comme des remords. Il fallait que je vous revoie. Je vous offre un verre, un thé, ce que vous voulez ? On pourrait parler. Vous voulez bien ? J’ai fini ma journée… Si cela ne vous ennuie pas…

Un signe d’acquiescement de la tête et la fille brune empile les quelques ouvrages, les enveloppe dans le tissu multicolore tandis qu’elle emboîte le pas de celle qui connaît Céline. Comme elle est différente de la femme pressée de ce matin !

− C’était votre fils ?

− Oui, mon fils qui, actuellement, est à son cours de musique, enfin en éveil musical comme on dit ici. Il aime la musique, c’est en lui, il me semble.

Elles se sourient toutes deux maintenant dans ce petit salon de thé qui fleure bon la pâtisserie fraîche et le chocolat chaud. Deux femmes comme tant d’autres. Une brune, une blonde qui papotent.

− Excusez-moi quelques minutes dit la Syrienne de la rue en montrant d’un coup de menton la porte des toilettes.

Quelques minutes plus tard, c’est une jeune femme presque méconnaissable qui revient s’asseoir. Chignon en sophistiqué-négligé, visage rayonnant d’un sourire aux reflets de soleil couchant. C’est comme si la flamme s’était rallumée dans son regard résigné, effarouché de ce matin.

− Eh bien ! Superbe métamorphose ! s’exclame la Montpelliéraine admirative.

− Et sans avoir encore bu le philtre magique ! ajoute la belle brune, amusée et visiblement satisfaite de son effet, en désignant la tasse de thé fumant qui l’attend sur la table.

Que se disent-elles ? Cela dure depuis plus de trois quarts d’heure quand soudain :

− Vite, il faut que je le reprenne. Tout retard le panique vous savez. Il a déjà un tel passé…On en reparlera ! Mais on est là dorénavant et puis vous veillerez sur lui quand je ne serai pas disponible. Vous allez voir, on va faire du bon boulot ensemble ! Bon et on se met à la Paperasse dès ce soir !

Derrière elles, court une jeune serveuse jaillie de la boutique :

− Hep ! Mesdames, vous oubliez votre paquet et le sac à dos !

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