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Clair de Plume 34 association vicoise des Ecrivains colporteurs

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Deuxième prix du concours "Rêve d'Italie"

Publié le 6 Octobre 2014 par CLAIR DE PLUME

Deuxième pris du concours :

Alliance muette de Elodie Dilhat

Alliance muette

« -16 Août 19.., voilà l’indication que je suis parvenue à lire sur cette photo d’elle devant la baie de Collioure où elle se tient droite, le regard tourné vers la mer, vers les bateaux aux mâts desquels flottent les banderoles de la fête de la Saint Vincent.

Je l’ai trouvée là, dans ce paquet exhumé de la maison en ruines attenante à celle de mes grands-parents. Tu te demandes pourquoi je m’attache tant à remémorer cette jeune fille qui n’était qu’une voisine? Tu me connais pourtant! C’est vrai que je ne t'ai pas beaucoup parlé d'elle, de Paola, de la cousine Paola! Elle n’était pas de ma famille, mais tous les enfants du village l’appelaient ainsi, je ne sais pourquoi! Je ne suis même pas certaine que cela ait un rapport avec le vieil Aldo avec lequel tu te plais à parler en calabrais.

Paola fait partie de ces émigrés que personne n’évoque. Elle était arrivée de l’Italie du sud avec ses parents qui, durant des années, ont travaillé dur. Ils étaient employés à soigner les vignes d’un exploitant. Ensuite, ils sont partis, laissant leur fille au service et aux bons soins des patrons. Elle avait 16 ans. On ne les a plus revus au village.

C’est ce portrait qui a ravivé toute la fascination qu’elle a exercé sur moi, lorsque j’étais enfant. Aussi je rassemble tout ce que je peux trouver à son sujet. Je me presse d’interroger tous azimuts ceux qui ont pu la côtoyer et qui veulent bien me répondre. Tu sais, personne encore n’a pu me dire vraiment ce qu’elle est devenue, ni où elle est partie. Est-elle encore vivante ? Où a-t-elle vécu après ?

Il remonte en moi une marée de sensations enfouies.

Ah ! Comme j’aimais m’asseoir à ses côtés sur le banc, face à la maison des grands-parents, le soir, à l’heure où le soleil décline! Elle ne parlait pas, mais j’étais bien! J’aimais ce silence. J’aime encore penser à ces instants empreints de mystère.

Elle semblait comme en allée…

Je soupçonne aujourd’hui qu’un sentiment prégnant de solitude l’envahissait contre lequel elle luttait en créant son propre monde. J’avais, et j’ai encore l’illusion que ma présence enfantine l’apaisait. Sa main parfois se saisissait de la mienne et la serrait fort. Moi, alors, sans comprendre, j’avais envie de pleurer, mais je ne sais pourquoi, je réfrénais mes larmes. À ces moments-là, presque toujours, elle m’adressait un sourire. Ses yeux noirs et brillants m’emportaient loin. Ça me plaisait d’entrer sans effraction dans son univers. Il s’établissait comme une alliance muette entre nous. Surtout qu’elle feuilletait fréquemment des magazines de cinéma. Je revois les pages sur lesquelles elle restait pensive longtemps, notamment celle de ce Cinémonde que tu as sorti de la vieille maison. Il lui appartenait, j’en suis convaincue.

Regarde, le visage de Giulietta Masina, avec le nez de clown de Gelsomina dans La Strada de Fellini, c’est un peu son double! Je ne dis pas trait pour trait, évidemment, non!

Ce qui me conduit à les rapprocher c’est le rayonnement de Gelsomina plantée au bord d’une route, devant ce paysage désolé, baigné d’une clarté qui semble vibrer comme celle qui éclaire de nombreux tableaux de la Renaissance italienne. Probablement parce que la lumière du Roussillon a rendu à Paola l’éclat d’une de ces madones peintes à Florence.

Elle avait la même innocence et pureté que ces êtres.

D’ailleurs le noir et le blanc de ces photos et du film de La Strada soulignent davantage cet effet d’une lumière qui semble émaner des personnages eux-mêmes.

En outre cela me donne l’impression d’entendre les silences, toute la densité des silences, quand feuilletant des magazines de cinéma je me serrais près d’elle, contre son bras à la peau satinée dont je respirais le parfum.

J’aimais aussi m’installer sur le banc entre elle et ma grand-mère dans la salle de classe lorsqu’une fois par semaine l’instituteur du village projetait des films de ciné-club durant les vacances d’été que je passais là-bas. C’était mon Cinéma Paradiso !

Je n’ai vu La Strada qu’une seule fois, dans cette salle précisément. Ce film m’a laissé une émotion si vive, qu’après toutes ces années, il compte parmi mes préférés. Je t’affirme que la force de ce souvenir ne tient pas à ma seule sensiblerie de petite fille. Même si c’est un mélodrame! Je crois que j’avais perçu autre chose. Aux côtés de Paola je me sentais initiée secrètement. Quelque chose d’une Italie bien différente de celle que l’on vend aux touristes me touchait. Rien à voir avec l’architecture ou les vestiges du passé, pas plus qu’avec l’idée d’une Italie à la source des Arts et de la Civilisation ou celle du temps de Pétrarque ressuscitant le sonnet pour chanter Laure! J’accède à une poésie d’un autre ordre, que la musique de Nino Rota quand je viens à l’entendre me fait ressentir. Il me semble revoir l’index de Paola s’attardant sur le contour du visage de l’actrice, on dirait qu’elle seule a le pouvoir de la faire exister pour moi, les yeux fermés.

C’est un rêve d’Italie bien singulier qu’a ouvert cette Strada, vécue aux côtés de Paola. Et si différent de celui que la Dolce Vita a fait naître chez toi! Tu te voyais plonger dans les eaux de la fontaine de Trevi étreignant entre tes bras la pulpeuse Anita Ekberg et métamorphosé en Marcello Mastroianni tel que celui qui nous regarde depuis l’affiche du dernier festival de Cannes!

Moi, l’indépendante, je confesse que comme Paola je place la bravoure de Gelsomina au premier rang du courage de toutes les héroïnes du cinéma qui nous transportent dans cette Italie mythique. Tu vois, je ne suis pas à une contradiction près ! Cette figure de femme soumise à un mari tyrannique, je la chéris plus que celle, qui, éprise de liberté, fuit un palais ruisselant de richesses pour quelques heures dans la Rome des Vacances Romaines. Pourtant « ce ruban de rêve » réalisé par William Wyler a fixé à jamais, pour moi qui me trouvais au seuil de l’adolescence, les critères de beauté et de séduction que l’actrice Audrey Hepburn y déploie avec un naturel et un charme inégalés! Et, même si le désir de découvrir Rome en Vespa et de me griser jusqu’à l’ivresse sur cette monture reste parmi les souvenirs les plus souriants de ma jeunesse, la statue que je dresse à la proue de la barque de mes rêves d’Italie est, et restera celle d’une Gelsomina qui aurait les traits de Paola!

Paradoxalement en féministe convaincue je salue l’obstination d’une malheureuse à apprivoiser un être fruste, à tenter de l’humaniser. La dureté de sa vie lève un voile sur l’humble et héroïque vie des femmes de ce peuple. C’est cette abnégation, cette force dans la fragilité qui est à l’origine de l’Histoire des Femmes d’Italie et de toutes celles des terres du sud de l’Europe et d’Ailleurs. Elle clame à la face des générations montantes la vérité sur ce qu’a été le destin de la Femme que l’on voudrait passé à jamais! Ah ! Comme on le voudrait!

Étrange Paola-Gelsomina! Je les confonds aujourd’hui en une seule et même représentation de Sainte laïque. Car Paola manifestait pour cet être de fiction plus d’attachement que pour une personne réelle. Elle portait une photo de Giulietta Masina dans La Strada toujours avec elle, comme si celle-ci devait la protéger d’un danger.

Avait-elle à redouter une brute, un Zampano? Rêvait-elle qu’un Matto viendrait la séduire comme dans le film sans que le jaloux Zampano ne le tue?

Taisait-elle un secret qui la rendait lointaine ? Elle demeurait étrangère à tous les habitants du village même si on l’appelait « la cousine Paola ». Elle ne consentait à échanger qu’avec quelques enfants, le vieil Aldo et ma grand-mère.

Je frémis, songeant que du jour au lendemain plus personne ne l’a vue dans les alentours. Je sais que la famille qu’elle servait a disparu aussi, vendant le domaine peu de temps après.

Paola ? Je l’ai vue en rêve errant sur les routes, sur sa Strada à elle, communiquant avec les oiseaux, les arbres tel un Saint François d’Assise. Non pas que je sombre dans le mysticisme mais il y avait en Paola comme en Gelsomina quelque chose de cet ordre-là. Les soirs d’été, il lui arrivait d’entamer de longues promenades et, à pas légers, derrière, je l’observais.

Elle parlait parfois toute seule, je crois qu’elle se récitait des dialogues du film. Souvent elle se penchait au bord du chemin et ramassait un caillou qu’elle observait comme s’il s’agissait d’un trésor, elle parlait aux fleurs sauvages en italien, en cueillait certaines qu’elle mettait à sécher. On lui attribuait un savoir sur les vertus des plantes qu’elle tenait de sa mère et que sa mère tenait de sa grand-mère. Certains qui craignaient ce savoir, riaient jaune, tout en prétendant que ce n’était que de la fumisterie d’italiennes demeurées au temps de la sorcellerie. D’autres les traitaient ouvertement d’empoisonneuses et allaient jusqu’à répandre la rumeur que « les Italiens » ajoutaient de l’arsenic dans les cuves de vin de Banyuls que produisait le domaine.

J’ignore si c’est cette calomnie de villageois qui a poussé les parents de Paola à aller chercher du travail ailleurs.

Tu as causé en calabrais avec le vieil Aldo? Est-ce lui qui a fait venir les parents de Paola? Que t’a t-il confié à son sujet? Tu sais que je m’appuie sur ta connaissance de ce dialecte pour recueillir le secret que chacun tait et Aldo ne dira rien en français.

- Rassure- toi, ma chère, je n’ai pas tout saisi, car il faut lui arracher les mots, au vieux. Et, je doute qu’il sache dans le détail ce qui s’est passé vraiment. Mais j’ai réussi à reconstruire une histoire à partir de divers fragments. Et, je crains que tu ne doives dissocier l’image de Paola de celle de Gelsomina peut-être même pourras-tu les opposer.

Paola, m’a-t-il fait entendre, avait à supporter les avances du patron du domaine. Celui-là devait se prendre pour le comte Almaviva du Mariage de Figaro espérant user de cet indigne droit de cuissage du passé ! Il comptait sur la simplicité de cette jeune fille pour qu’elle se soumette, et honteuse se taise ! Aldo à sa façon m’a dit ah ! Les lois ! « Les puissants peuvent les violer sans qu’elles crient… » Ce hobereau catalan désirait que Paola lui frotte la peau de tout le corps, le corps tout entier, avec du fenouil dont le parfum, selon la légende, a un pouvoir aphrodisiaque. Il citait sans cesse ce proverbe populaire: « si femme savait ce que Fenouil peut faire à son mari elle irait de Rome en quérir à Paris »

Un jour d’été, Paola a mêlé aux branches de fenouil l’autre ombellifère qui pousse au bord des chemins et lui ressemble fort dans ses extrémités. Le soir venu, elle a froissé entre ses mains gantées, des feuilles et graines de la grande ciguë. Tout le corps de son lubrique patron en a été couvert. Une odeur nauséabonde d’urine de chat n’a pas tardé à s’exhaler. L’épouse complice s'accommodait jusqu’ici des frasques de son mari. Elle préférait qu’il use et abuse de cette enfant sans défense plutôt que de le voir s’énamourer d’une autre qui le pousserait à divorcer. Mais sa sensibilité olfactive ne s’harmonisa point dans l’alcôve avec la persistante odeur d’urine de chat dont le bruit eût pu se répandre autant que le parfum. Elle congédia donc Paola, lui offrant un billet aller pour l’Argentine en échange de son silence. »

Deuxième prix du concours "Rêve d'Italie"
Deuxième prix du concours "Rêve d'Italie"
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